Production _ diffusion : de nouveaux "formats" pour l'art contemporain
> Lionel Bovier

Le déroulement de ce symposium est assez surprenant : si nous avons été répartis, d’une façon programmatique, en deux catégories (artistes/producteurs) sur une demi-journée chacun, vous avez pu assister en réalité à une forme d’inversion des rôles. Les artistes ont moins parlé de leur travail que des conditions de production et d’existence de celui-ci et les producteurs se sont mis à décrire leur travail comme des artistes auraient pu le faire… Au fil des interventions, cela ne cessait de me poser un certain nombre de problèmes et venait, en tous les cas, savonner la planche sur laquelle je comptais m'avancer… Je vais néanmoins, comme convenu, présenter JRP Editions, la plate-forme de production que j'ai mise en place avec quelques amis.

Sous sa forme actuelle, elle existe depuis 1997 et a été fondée de concert avec Christophe Cherix. Il est important pour moi de signaler qu'elle découle d'un certain nombre d'expériences préalables, notamment de ce qu'on pourrait nommer « l’édition aux dépends d'amateurs », c'est-à-dire l'édition de livres sans véritable budget ni structure et sans espoir particulier de diffusion. L’un des premiers ouvrages de ce type que nous ayons réalisé est un projet de John Armleder de 1995 intitulé Overloaded. Produit au stencil à encre, en hommage aux livres islandais de Dieter Roth, l’ouvrage ne comportait que quelques pages (en réalité des impressions A4 pliées en cahier), était simplement agrafé et sur la couverture, que nous avions pliée manuellement, figurait la mention « Just ready to be published ». Nous concevions l'ouvrage comme l'annonce d'une publication plus importante à venir et qui, comme c'est souvent le cas, ne se fit jamais. Les quelques lecteurs de cet opuscule numéroté et signé par l’artiste, prenant la phrase d’annonce pour une identité d’entreprise, nous ont en général félicité ou reproché le choix du nom de notre maison d'édition ; nous fûmes dès lors forcés de l'adopter. Sa transformation en acronyme (JRP) nous a été proposée par un autre artiste, Francis Baudevin, qui en a également réalisé le logo quelque peu « décalé ». Depuis, nous lui sommes restés fidèles, malgré des homonymies assez problématiques : associations, entreprises ou les fameuses journées des rencontres porcines du centre de la France dont le logo se compose des trois mêmes lettres gonflées comme des pourceaux… En 1997, JRP Editions est devenue une véritable entreprise, dont les statuts portent un intitulé assez vague (« production et diffusion de projets d'art contemporain et tout particulièrement dans le domaine de l'imprimé »). Elle dispose d’un site web qui en décrit les principales réalisations à l’adresse suivante : www.jrp-editions.com

Sur le plan personnel, la création de cette entreprise correspond à une activité de commissariat indépendant qui se formule, la plupart du temps, par des associations à moyenne durée avec des institutions. C'est le cas, par exemple, depuis quatre ans avec le Magasin de Grenoble ou, plus récemment, avec le Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne. Lors d’une discussion avec Pierre Huyghe et Xavier Veilhan, les deux artistes avaient fini par me dire, sans que je sache s’il s’agissait d’un compliment ou d’une critique, que je travaillais « en sous-marin » – en guise de description d'une activité qui n'est pas nécessairement visible, puisqu'elle se formule souvent à travers d’autres vecteurs que ma signature. Comme les institutions, galeries et autres organismes avec lesquels je travaillais étaient situés dans différents pays et qu'ils ont chacun leurs tracasseries administratives et leurs problèmes de paiement, j’ai pensé que l'entreprise pouvait aussi être une solution sur ce plan-là. C'est-à-dire que cela me permettrait de formuler mon activité, sur le plan structurel, comme une forme de service. Il ne s’agissait pas d’une « pièce », mais d’une solution au sens économique du terme. Je reviendrai plus avant sur un certain nombre d'insuccès ou de succès relatifs liés à cette tentative de formaliser des relations de travail.

Sur le plan de la production, JRP a été conçue comme une plate-forme indépendante d'édition de livres et d’objets multipliés – bref de projets édités. Cela nous apparaissait comme un moyen pertinent pour travailler avec des artistes de différentes générations et actifs sur des scènes diverses, qu’il s’agisse de Robert Morris, avec qui nous avons réalisé un livre d’artiste en 1997 (Telegram, un texte littéraire prenant la forme d’un message télégraphique envoyé par Morris à lui-même à travers le temps) ou Dominique Gonzalez-Foerster, dont nous avons produit l’élégant mini-ouvrage Tropicale Modernité en 1999. Il s’agissait aussi de répondre à un certain nombre de sollicitations d'artistes, puisque mon partenaire et moi-même avons (lui en tant que conservateur du Cabinet des estampes et moi pour avoir géré un certain nombre d'éditions pour d'autres structures), une connaissance du territoire imprimé et de la question du multiple. Ce fut le cas, par exemple, des projets imprimés de Liam Gillick(une affiche insérée dans les archives de Documenta à l’occasion de la 10ème édition de la manifestation) et de Pierre Huyghe (un poster en offset à l’occasion de l’exposition Moment Ginza). Bref, JRP devait servir de lieu-ressource pour mener à bien certains projets parallèles à nos activités principales. Petit à petit, nous nous sommes pris au jeu et des trois ou quatre ouvrages produits entre 1994 et 1997, nous sommes passés à six ou sept par année. Rapidement, la structure a généré suffisamment de travail pour associer d’autres personnes à ses activités. Aujourd’hui, elle emploie une personne en dehors de moi-même et plusieurs commissaires, critiques, éditeurs, artistes ou graphistes y sont associés de manière régulière. Une petite équipe réunie autour de projets et d’artistes par le biais d’une économie de solidarité.

Quelques mots sur le livre et l'exposition. Le livre, depuis les années soixante est considéré assez généralement dans l’art comme une forme « idéale ». Il est très démocratique, il circule facilement et il est une forme non contingente – le projet, une fois imprimé, restant le même quel que soit le contexte dans lequel vous le découvrez (librairie, bibliothèque, votre bibliothèque ou au détour d'une conférence comme celle-ci). Ceci explique en partie mon intérêt pour le livre d’artiste et, de manière générale, pour les projets édités. Bien entendu, le livre reste aussi ce formidable outil de connaissance et je pense que c’est sans doute ce qui me fascine le plus dans ce médium. Plus spécifiquement et pour illustrer certaines de nos productions, le livre permet par exemple de réfléchir à l'ouverture de l'exposition, à son prolongement. En tant que commissaire d’exposition, je suis généralement déçu par le rapport qu’entretient le catalogue à son objet premier : l’exposition. J’ai voulu réfléchir à cet aspect et à cette typologie du « catalogue », choisissant pour des projets que j’avais organisés ou le proposant à des institutions comme une forme possible, de réaliser plutôt des anthologies. Il s’agissait avant tout d’ouvrir l'exposition à sa recherche, c'est-à-dire de réinscrire le processus curatorial dans sa dimension de recherche et plus particulièrement, en ce qui me concerne, dans sa recherche en histoire de l'art. Parce que je présente non seulement la singularité de croire encore en l'exposition comme médium – alors qu’on lui substitue volontiers aujourd’hui le modèle du spectacle, mais encore d'être historien de l'art – alors qu’il vaut bien mieux de nos jours être journaliste… Je m’intéresse ainsi à un certain nombre de moments récessifs de l'histoire de l'art, sur lesquels je trouve pertinent de revenir aujourd’hui. C'était le cas dans l’exposition que citait David Perreau en me présentant, oops, qui revenait à partir de nos centres d’intérêt actuels (une perception active, une dialectique du tableau à l’espace, etc.) sur l'art cinétique et l'art optique. Mais, l’exemple sur lequel j’aimerais m’arrêter quelques instants est une exposition intitulée Timewave Zero / The Politics of Ecstasy pour laquelle a été réalisé un « reader », une anthologie qui est assez symptomatique d'un rapport de l'exposition à l'imprimé qui m'intéresse aujourd'hui. L'exposition entendait réfléchir, à travers différentes propositions d'artistes de générations différentes, tels que John Tremblay, Angela Bulloch ou John McCracken, aux liens qui pouvaient exister entre le psychédélisme, entendu non pas dans son sens iconographique mais, pour citer Timothy Leary, comme « révolution moléculaire » (c’est-à-dire quelque chose qui était chargé d'un sens, d'une utopie politique passant par l'usage de drogues et de la perception sous psychotropes), avec des formes d'art dites minimales ou des échos (même lointains) de ces formes dans les pratiques artistiques actuelles. A part une bande-son de Sidney Stucki et la reconstruction d’une installation de Jack Goldstein, l’exposition était construite à partir d’objets pré-existants. (Images) Au passage, je souligne que le banc de sable (une sorte d'hommage aux installations d’Hélio Oiticica) était le fait des commissaires (Jean-Michel Wicker et moi-même) et non une « œuvre » d'artiste. On l'avait utilisé pour freiner le parcours du visiteur dans l'espace, relativement petit, autrement dit pour ajouter un peu de lenteur dans la prise en compte de cette exposition que l'on avait imaginée comme un « paysage ». Le livre réunit non pas un ensemble de matériel documentaire sur l'exposition (ou plutôt ce matériel se réduit à une couverture-affiche dont on peut se débarrasser), mais un ensemble de textes (soit pré-existants, soit commandés) d'artistes, de chercheurs, de scientifiques ou de philosophes sur la question des drogues, de la perception et des liens éventuels que l'on peut tracer entre des pratiques artistiques visuelles et musicales. Donc, une anthologie qui fonctionne comme un objet indépendant de l'exposition, mais qui nous permettait de réinscrire l'exposition dans un processus qui est finalement celui de la recherche, de l’invention d’un autre cadre de lecture des œuvres choisies comme de l’exposition elle-même. Réalisé par le graphiste Gilles Gavillet, l’objet-livre ajoute une dimension sensible à ces problématiques, de par sa couverture thermochromique (passant du noir opaque ou blanc transparent à partir de 26 degrés celsius), son papier froissant, son image de « guide pratique » (format, réversibilité pour les deux langues, typographie, etc.).

JRP Editions produit donc des livres, à savoir des livres de textes (anthologies ou essais critiques), des livres d’artistes et collabore avec des institutions d’art contemporain. Cette dernière ligne d’activité est sans aucun doute la plus classique et est régie par un ensemble de dispositifs commerciaux sur lesquels je ne pense pas nécessaire de revenir ici. Disons simplement que nous représentons désormais une trentaine de titres (décrit dans le catalogue d'éditeur que j’ai amené ici), que nous essayons de distribuer directement ou par le biais de distributeurs, que nous participons à la foire du livre de Francfort (où se négocient les contrats de distribution), donc que nous sommes dépendants, pour la visibilité des choses que nous produisons, de la signature de contrats basés sur des relations commerciales producteur-distributeur-détaillant-consommateur.

L’autre branche d’activité principale, c’est le multiple. Ce qui nous intéresse particulièrement dans le multiple, c’est sa flexibilité, sa qualité d'adaptation à des contextes hétérogènes (privés, publics, commerciaux ou non, etc.) et son inscription hors du marché. Lorsque vous souhaitez travailler avec un artiste qui a une galerie puissante, vous êtes à tout moment confrontés à des rapports économiques ; avec le multiple, c'est une question juridique, l'éditeur est décisionnaire sur tout. Si vous êtes éditeur, quel que soit le prix de marché de l'artiste, vous êtes seuls décisionnaires, avec l’artiste, de ce prix. Vous êtes donc dans une espèce de zone grise qui vous donne une relative tranquillité de travail. Le multiple est aussi l’une des formes particulières de production d'objets où les conditions de production restent explicitement inscrits dans l’objet et où le producteur a un rôle beaucoup moins récessif que dans d'autres formes, comme l'exposition par exemple. On peut discuter de la récessivité de la place du commissaire d'exposition aujourd’hui, puisqu'il semble que c'est une chose en nette évolution, mais, traditionnellement, c'était le cas. Les producteurs se mettaient moins en avant que les productions qu'ils montraient. Dans l’édition, le rôle du producteur n’est pas dans une dimension concurrentielle à celui de l’artiste, mais complémentaire. Cela permet une mobilité fonctionnelle et une flexibilité symbolique dans la chaîne des décisions et de la production que j’apprécie particulièrement. Quelques exemples de notre production de multiples. (Image) il s'agit d'une sculpture mobilière de Xavier Veilhan, pour laquelle j’aimerais me faire l’écho des propos de Sylvie Amar tout à l’heure : le multiple montre ici son adaptation à des contextes domestiques, sa circulation assez libre, son côté non sacralisé. (Image) C’est une pièce de Fabrice Gygi qui atteste de la mutabilité des projets édités. On avait fait avec lui une série de linogravures, un répertoire de tous les tatouages qu'il avait réalisé sur lui-même, autrement dit son premier travail « artistique » ; par la suite, l’inventaire de ces motifs l’a conduit à en réaliser des étendards, cette fois en version unique. (Image) Enfin, dernier exemple, une collaboration de Richard Hoeck et John Miller, un artiste autrichien et un artiste américain. Dans ce projet intitulé Hard Hat, il s’agissait de réaliser une version phallique sur-connotée du chapeau de Hoss, le personnage de la série TV Bonanza qui incarne en quelque sorte le sur-père freudien. Le modèle qu’il porte dans la série, un « ten-gallon hat », a été agrandi dans ses proportions et réalisé en feutre rose par une modiste. Il illustre parfaitement ce que nous essayons de faire avec ces projets : d’un objet édité inventer des dispositifs de présentation qui sont autant de points d’entrée, comme issus d’une géométrie variable, dans la démarche des artistes. Ce multiple a ainsi donné lieu à plusieurs expositions en autant de configurations différentes (de Kunst-Werke à Berlin à la Kunsthalle de Vienne) – sans compter les usages domestiques et les fétichismes spécifiques…

Pour signaler l’économie propre à ces objets, je vous montre une série d'images d’une exposition itinérante dans des galeries qui réunit l'ensemble des multiples réalisés, c'est-à-dire une vingtaine de projets aujourd'hui. N’ayant auparavant jamais véritablement tenté de commercialiser ces objets (je pense que nos seuls acheteurs étaient des artistes), j’ai essayé de trouver une solution semblable à celle trouvée pour le livre, c’est-à-dire une forme de distribution. Celle-ci m’est apparue à l’occasion d’une invitation de la galerie Air de Paris, où j’ai pour la première fois réunis ces différents objets. A partir de cette première expérience, j’ai conçu une manifestation itinérante, destinée aux galeries qui me semblaient être la structure de marché la plus adaptée à ce type de production. (Images) Pour présenter tous ces objets hétérogènes qui sont souvent le résultat de sollicitations d'artistes, j'ai travaillé avec un artiste, Stéphane Dafflon, qui a réalisé ce système de découpes adhésives permettant de construire l’espace d’exposition (plutôt que de le subir) et d'utiliser les motifs pour asseoir l'accrochage. Donc d'un point de vue formel, c'est un outil d'accrochage, d'un point de vue de l'œuvre, c'est une édition.

Il y a trois ans, à l’occasion d’une conférence, j'ai écrit un petit paragraphe que je voudrais vous citer maintenant. Revenant sur un colloque que j'avais organisé en 1997 pour l'AICA Suisse autour des stratégies d'exposition mises en place par des espaces indépendants dans les années 90, je pointais un certain nombre d’enjeux qui me semblaient, à l’époque, pertinents. Citation :

Nous entendions par "espace" toute structure, fût-elle simplement représentée par une personne, qui cherche à maintenir les conditions d'une indépendance, et que cette indépendance s'entende comme désenclavée de sa topo-sémiologie. (On voulait faire là référence à « alternatif », « underground », à cette idée que l'on représente l'indépendance comme un topos différent.) Parmi les contributeurs, Liam Gillick avait ainsi dressé des tableaux comparatifs des stratégies « mainstream » et celles des « artists-run spaces » anglais, établissant en réalité leur parfaite complémentarité au sein d'un système artistique orienté vers la publicité, la communication et l'image. Les interventions avaient permis de dégager des logiques de fonctionnement qui cherchaient la fluidité plutôt que l'opposition, l'infiltration plutôt que le cloisonnement et le déplacement plutôt que le rejet. Evoquant ce colloque aujourd'hui, c'était il y a trois ans, je crois qu'il rend assez bien compte des enjeux des pratiques indépendantes de la première moitié des années 90 : infiltrer l'institution pour y créer un espace d'intervention et d'indépendance pour les artistes, mimer les stratégies institutionnelles pour valoriser des expériences menées hors d'elles ; bref : « faire avec » plutôt que « d'aller contre ». Je pense qu’aujourd'hui, c’est-à-dire il y a trois ans, les véritables enjeux sont plutôt dans l'établissement de nouveaux lieux de l'activité artistique et dans le développement de structures de production à même de répondre aux besoins des artistes, c'est-à-dire dans la recherche d'espaces « autres ». Je ne saurais pour l'instant développer cette assertion, ni citer quels seraient exactement ces « espaces » (bureaux de production, agences, magazines ou interfaces de communication). Je ne peux qu'ajouter rétrospectivement que c'est sans doute cette intuition qui m'a fait créer, peu avant le colloque en question (celui de 1997), une maison d'édition, dont le bureau sert également à assister des artistes dans la production de projets (tels que la Ford T de Xavier Veilhan ou The Additional Bedroom de Richard Hoeck), dont je suis parfois, mais pas nécessairement, le commissaire.

J'ai tenu à citer cela parce que je trouvais intéressant non seulement de constater que les colloques sont l’occasion pour un intervenant de fixer l’état de sa pensée, mais également parce que je n'y crois plus du tout ! On touche ici à un certain nombre de questions qui ont été évoquées aujourd'hui et qui sont dans l'intitulé de base de l'invitation de Room Service. J’aimerais y venir par un détour. J'aimerais m’arrêter quelques instants sur un projet qui a été produit dans le cadre de cette agence que j’évoquais en 1999 et à laquelle, précisément, je ne crois plus. En effet, c'est un projet qui a été suffisamment infructueux ou dont l'insuccès a été suffisamment notable au niveau du fonctionnement structurel de l'agence, pour que je ne sois pas convaincu de son maintien. Il s'agit de la Ford T de Xavier Veilhan, donc le projet d'un artiste qui voulait réaliser une réplique du fameux modèle T de Ford, c'est-à-dire de ce premier véhicule produit de manière industrielle, voire même pour lequel les chaînes de production, le système de production tayloriste a été inventé. Si vous consultez les archives Ford, qui sont relativement publiées dans des biographies d’Henry Ford, vous voyez qu’à mesure que l'on développait ce modèle, on construisait l'infrastructure nécessaire pour aliéner le travailleur, augmenter sa productivité, le faire travailler sur deux ou trois pièces plutôt que sur l'ensemble, etc. C'était un moment-clé de l’histoire qui pouvait s'incarner dans un objet. L'artiste avait donc souhaité, à l'occasion d'une invitation d'un FRAC, travailler avec un lycée technique lié à l’industrie automobile et d'inverser le processus, c'est-à-dire de leur dire « vous allez apprendre un métier qui sera, par exemple, de faire de la carrosserie de portière, et bien pour une fois on vous propose de reconstruire une voiture, de vous approprier cet objet et de le faire sur un emblème de ce qui vous a précédé et, précisément, dépossédé de votre travail même ». Le processus a été suivi par Pierre Huyghe, qui désirait réaliser un film mélangeant des images d'archives, des images de la construction de ce projet et une petite fiction. Très rapidement, le projet s'est bloqué sur des questions de production et l'artiste a souhaité que JRP intervienne comme producteur. Nous avons donc fait appel à un atelier de production ou plutôt de post-production, qui s'appelle La Manufacture, des artisans indépendants avec lesquels j’avais déjà travaillé. Et nous avons fait un montage financier avec des institutions, en l'occurrence Beaubourg, le MAMCO à Genève et un espace municipal, la Galerie der Stadt à Schwaz en Autriche (plutôt par coïncidence et opportunité d'intérêt pour le travail de Xavier Veilhan, que par lien direct avec le projet). Nous avons construit avec eux, à travers des expositions (c'est-à-dire ce pourquoi ils reçoivent en général un budget), les possibilités de production de cette entreprise particulière. (Image) Ici, c'est la version de la première présentation qui a eu lieu au MAMCO, avec un décor très simple, inspiré de manifestations politiques de l'avant-garde russe, évoquant ces questions de chaîne de montage et de temporalité. La voiture était sur un podium immobile, même si elle fonctionnait. La démonstration en avait été faite peu auparavant. Dans la version autrichienne, la voiture était simplement déposée, puisque c'était dans l'intérieur d'un bâtiment du XVIIIème siècle. C'était une rencontre plutôt surréaliste, on avait l'impression que la voiture avait été construite à l'intérieur de l'espace. La version présentée à Beaubourg reprenait l'idée de construire un élément qui intéressait particulièrement Pierre Huyghe, un travelling de cinéma, conférant à l’objet une dimension quasi-cinématique. Ce qui est intéressant, c'est que j'essayais de formuler le projet comme d'autres agences avec qui j'avais discuté le font, c'est-à-dire : vous faites un budget, vous rédigez des contrats de production, vous dites à l'institution « vous pouvez avoir ce projet pour tant » et, en tant que producteur, vous gérez l'ensemble de l’opération. Le MAMCO a montré une façon de réagir à cette question assez classique, c'est-à-dire du type « on ne peut pas accepter l'idée que dans le musée nous n'avons pas la capacité de produire ce type de projet, on ne peut pas accepter que JRP soit prestataire de service parce que cela veut dire que nous sommes incapables de produire de l'art contemporain, donc il faut que l'exposition soit placée sous un commissariat nominal et dans le cadre d'un commissariat on peut payer ». Le débat a été assez long parce que je ne voulais pas apparaître comme commissaire, mais comme producteur ; finalement, mon nom a été associé avec celui de JRP et la facture est devenue une facture d'honoraires et non pas de service. A Beaubourg c'était beaucoup plus intéressant, c'est-à-dire que j'étais un vrai prestataire de service, mais non payé et non invité au vernissage – donc je suis vraiment entré par la porte de service... En Autriche ça a fonctionné comme un service de production normal. Tout cela m'a posé un certain nombre de questions sur la réalité de ce type de structure et en regardant d'un peu plus près, je me suis rendu compte que des agences comme Artangel étaient très lourdement subventionnées, donc qu’il s'agissait en fait de pallier ce que la DAP semble faire très bien maintenant toute seule, c'est-à-dire de s'adapter en tant qu’organe de l'Etat, en tant que délégué de l'Etat, à la production de l'art ; or, je n'avais pas tellement envie de travailler pour l'Etat. D'un autre côté, il y avait des agences qui vendaient les productions qu'elles réalisaient, soit sous forme directe – je vends le film que je produis, soit indirecte – je vends un sous-produit. Auquel cas, vous êtes du côté du marché, donc une forme particulière de galerie. C’est notablement le cas pour le Modern Institute et toute sorte de structures « hybrides » dont vous trouvez une liste récente dans le catalogue Fair (réalisé par la promotion d’étudiants-curateurs du Royal College of Art sur le principe d’une invitation à des structures européennes et américains qui tentent de formuler leur travail entre l'agence, la galerie et l'association). Vous trouvez dans cet ouvrage des gens qui sont franchement dans l'association, c'est le cas de Consonni, d'autres qui sont franchement dans la galerie, c'est le cas du Modern Institute de Glasgow. Si vous voulez, c'est comme si les possibilités d'imaginer de nouveaux noms, de nouveaux titres, de nouvelles fonctions étaient innombrables, mais que la réalité nous rabattait constamment sur le même… Vous avez le choix, finalement, entre devenir un acteur de l'Etat (c'est le cas de ce que décrivait Sylvie Amar, vous êtes un acteur de l'Etat via la Fondation de France) ou vous êtes un acteur du marché, simplement vous ne formulez pas (encore ?) votre travail sous l'intitulé de galerie. Voilà l’alternative qui m’est apparue, voilà pourquoi je ne suis plus en accord avec mes propos cités plus haut, voilà pourquoi je n’ai pas renouvelé ce travail d’agence, voilà ce qui me semble miner l’intitulé de cette journée.

Si nous avons encore quelques minutes, j’aimerais revenir sur deux ou trois points qui ont été énoncés aujourd'hui. Il y a d’abord cette question du « réel ». On a pu entendre ici que l’alternative pour des projets artistiques est soit de rester dans la fiction, c'est-à-dire dans l'espace protégé de l'art, soit de passer à l'action, d’essayer d’appliquer directement le projet sur le réel. J'avais l'impression d'entendre une formulation très années 60 d’un problème quasi-moderne, sous-entendant que l'artiste est coupé du réel et qu’il doit tout faire pour s'en rapprocher. Je ne pense pas que ce soit le cas. Je crois que l’artiste est nécessairement dans le réel. Je crois que la question, dans le contexte de cette journée de discussion, doit plutôt s’énoncer comme : qui vous finance ? Qu'est-ce que vous vendez, et à qui ? Je ne dis pas cela parce que je pense que tout est économique, mais quand même, à un moment où on se rend compte qu'une grande partie des outils d'évaluation de notre société passe par l'économique, c'est une question qu'on ne peut pas ne pas se poser. J’ai tenté, à travers cet exemple de l’agence JRP, d’expliciter les options qui s’offraient à moi de ce point de vue. Il en va de même pour une maison d'édition, une structure associative subventionnée ou une galerie reposant sur l’économie de marché. Enfin, j'ai entendu très souvent prononcer le mot « d'autonomie » pour qualifier des projets dans l'art et je suis également très surpris d'entendre cela, parce que je ne vois pas comment on peut encore penser aujourd'hui en ces termes et tout particulièrement dans le contexte de cette journée. Nous savons que l'autonomie artistique est relative au sens de Bourdieu, c'est-à-dire qu'elle est bornée par le fait que l'art est inscrit dans la société et que nécessairement, en tant qu’artiste, vous avez affaire à d'autres secteurs d'activités et à d'autres contraintes que celles de l'art. Même si vous faites le travail le plus auto-référentiel du monde.

(Débat…)

P.S. : A la relecture de la transcription de cette allocution, je ne peux m’empêcher de réitérer cette constatation que les colloques cristallisent un état de pensée juste avant son basculement… Une année plus tard, je suis en passe de transformer mon entreprise par un apport de capitaux extérieurs, soit de passer d’une économie informelle à une économie réelle. Sans doute entend-on aujourd’hui derrière certaines remarques de ce texte l’écho de ce futur changement…

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La suite >>> Pascale Cassagnau, Inspectrice des Enseignements Artistiques et de la Création, DAP, Paris > consulter

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