Production _ diffusion : de nouveaux "formats" pour l'art contemporain
> Stephen Wright
>> Extra-territorialité unilatérale et extra-territorialité réciproque


La question des territoires, que vient d’évoquer Dominique Pasqualini, sera l’un des axes principaux de mon intervention, dans le cadre de laquelle je vais essayer de réagir spontanément aux présentations faites par Xavier Fourt de Bureau d’études et par Asier Perez Gonzalez, deux présentations qui me semblent emblématiques – ou peut-être symptomatiques – de cette “ création ” contemporaine qui est annoncée dans l'intitulé du débat de ce matin. Le choix de faire de la “ création ” contemporaine et non pas de l'art contemporain l’objet de notre discussion me paraît judicieux, mais force est de reconnaître que l'intitulé même de notre rencontre : “ La création contemporaine : nouvelles modalités de production et de diffusion ” n’est nullement exclusif au territoire de l’art. Le même intitulé aurait pu être choisi pour un colloque sur les nouveaux modes de production et de diffusion dans l’économie générale – caractérisé par le capitalisme post-fordiste ou cognitif – où la créativité, au même titre que l’autonomie, l’inventivité, la flexibilité et la mobilité sont fortement valorisées et jouent effectivement un rôle toujours croissant dans l’accumulation du capital. Mon hypothèse est la suivante : on ne pourra comprendre ni les propositions artistiques aujourd'hui, ni l'économie symbolique qui leur est immanente, ni l'économie symbolique propre au monde de l'art, sans tenir compte plus globalement de l'économie générale. Il y a, souvent, un rapport de mimétisme entre l’économie artistique et l'économie générale.

Ce rapport devient de plus en plus manifeste aujourd’hui, à une époque où l’art, au lieu de rester cantonné dans le territoire qui lui est réservé – le territoire de l’art –, intervient en-dehors, sur d’autres territoires, s’immisçant dans d’autres champs d’activité. Tel est indéniablement le cas, d’une part de Bureau d'études comme, d’autre part, d'Asier Perez Gonzalez : si leurs ambitions et leurs horizons respectifs me semblent s’opposer, leur démarche comme leurs propositions respectives relèvent indéniablement d’une vision extra-territoriale de l’art. Je m’efforcerai d’établir une distinction opératoire entre ces deux pratiques artistiques, en parlant d'une part de l'extra-territorialité réciproque pour décrire le travail de Bureau d'études ; en parlant, d’autre part, d’une l'extra-territorialité “ appropriationniste ”, en somme d’une extra-territorialité unilatérale pour qualifier le travail d'Asier Perez Gonzalez. Ces deux formes d’extra-territorialité ne sont pas spécifiques à l’activité de Bureau d’études et d’Asier Perez Gonzalez ; elles sont, au contraire, de plus en plus largement pratiquées par bien des artistes aujourd’hui. Mais dans l’intérêt de notre débat, il me semble prudent de me limiter essentiellement à la démarche des artistes ici présents.

Un mot d'abord sur les notions de création et de post-fordisme. Sous le fordisme – c'est-à-dire sous la forme du capitalisme qui régnait tout au long du XXème siècle, en tout cas depuis la fin de la première guerre mondiale jusqu'aux bouleversements économiques suite à la guerre du Vietnam en 1975 et les successives crises pétrolières – on avait affaire à un système économique extrêmement hiérarchisé, où il y avait une forte rationalisation de la production et de la diffusion, comme il y avait une certaine redistribution des richesses, certes limitée, mais qui était assurée et même promue par l'Etat providence. Un véritable changement de paradigme est survenu au milieu des années 70 – le XXe siècle économique prenant fin pour ainsi dire quelques vingt ans avant l'an 2000 – provoquant une véritable révolution au sein du capitalisme. Je ne veux pas dire par là que les choses se soient améliorées, et sans doute faudrait-il voir les choses à l'échelle de la planète, mais toujours est-il que le capitalisme, pour se poursuivre, se sentait obligé de s’adapter et de tenir compte de deux types de critiques qui lui avait été adressées. Il s’agit, pour suivre l'analyse des sociologues Eve Chiapello et Luc Boltanski , d’une critique sociale, formulée et véhiculée notamment par des syndicats et de la pensée marxiste ; et de ce que les deux sociologues appellent la critique artiste. La “ critique artiste ” est en gros celle lancée par le bohème contre le bourgeois, contre l’esprit étriqué et les mœurs suffocantes de la société bourgeoise. On la retrouve chez un Baudelaire, par exemple, qui dénonce non pas l’injustice et l’inégalité sociales, mais avant tout la réification, l'aliénation, la dépersonnalisation des rapports humains, la division du travail, au nom des valeurs qui seraient propres à l’artiste, telles que la créativité, la flexibilité, l’autonomie. Je propose de vous lire un bref extrait d'un entretien avec Eve Chiapello publié dans le dernier numéro de la revue La Recherche, dans lequel elle évoque cette prise en compte de la critique artiste par le nouveau capitalisme. "Le nouveau capitalisme en réseau s'est appuyé sur les désirs d'émancipation qui se sont exprimés de façon radicale en Mai 1968 et dans la décennie suivante. Les salariés aspiraient à une plus grande autonomie au travail" – autonomie, l’un des termes les plus souvent évoqués par le champ de l'art au XXème siècle – "à des tâches plus créatives" – créativité, encore un terme que l'on connaît bien dans le domaine de l'art – "et plus riches leur conférant plus de responsabilités. Ils voulaient des chefs moins autoritaires, plus proches, plus humains. Ils réclamaient qu'on les traite comme des personnes individualisées, qu'on leur offre des horaires de travail à la carte" – donc flexibilité, souplesse, etc. encore des notions valorisées par l'art de la modernité – "qu'on les rémunère en fonction de leur métier, de leur mérite, et pas seulement en fonction de leur grade". Puis elle affirme – et c'est là que l'on voit la capacité remarquable qu’a le capitalisme à intégrer la critique – que "pour le capitalisme, la manière la plus fonctionnelle de récupérer une critique est de s'appuyer sur elle afin de créer un nouveau produit ou service qui viendra répondre à la demande exprimée. Ce n'était évidemment pas toujours possible, mais cela l’était pour la critique de la société de masse très en vogue dans les années 70. Ainsi s'explique par exemple la demande souvent exprimée pour l'authentique, le voyage d'aventure, les marchés de Noël, les produits bio, etc. pour susciter d'autres demandes de la critique artiste qui a fait l'objet d'une récupération sans s'appuyer sur une création de marchandise comme tout ce qui a touché aux changements de l'organisation du travail." Donc en effet, je pense que ce n'est pas neutre que les nouveaux mots d'ordre de l'économie post-fordiste sont justement des termes comme créativité, qui sont rapidement mobilisés dans la production des profits.

Sans tout à fait quitter le terrain de l'économie générale, revenons maintenant sur celui de l'économie symbolique de l'art. Si j'ai fait ce détour ou plutôt cette mise en contexte, c'est pour montrer la menace, bien réelle, d'une récupération par l’économie de la créativité, qu’elle soit artistique ou plus diffuse. Dans ce contexte, ayant constaté la récupération rapide des pratiques se voulant subversives, le collectif d’artistes Bureau d'Etudes me semble avoir pris une position particulièrement lucide. Dans un texte consacré à leur travail, intitulé "Pratiques de nulle part" , j’ai analysé entre autres une action dont parlait Xavier tout à l'heure. Bureau d'Etudes a participé, par la mise à disposition des compétences spécifiquement artistiques, à l'occupation de l'ancienne Ambassade somalienne à Bruxelles, alors abandonnée depuis la chute du gouvernement central en Somalie en 1991. Le groupe a joint ses compétences et ses incompétences (et ceci est important, car des compétences ne se révèlent qu’à la lumière des incompétences complémentaires) à celles des acteurs sociaux, et notamment aux groupes de sans-papiers. Il s’agissait pour eux de squatter un lieu aussi fortement symbolique qu’une ambassade – compte tenu du statut extraterritorial qui lui est propre – et donc de participer à une sorte de croisement de compétences. Je pense que la compétence principale de l'artiste, et sans doute commune d’ailleurs à tout artiste, c'est un sens très aigu de l'autonomie individuelle. On ne peut pas dire la même chose des mouvements sociaux où l'autonomie personnelle est bien trop souvent dévalorisée au profit d'une capacité d'agir ensemble. Or les artistes n'ont pas toujours cette capacité, et l'autonomie individuelle – pour appréciable qu’elle puisse être en tant que telle – bascule souvent dans une sorte de décisionnisme qui nuit à l’efficience de toute action politique. En tout cas, ce qui m'avait intéressé dans cette collaboration, dans ce croisement de compétences, c'est que pour une fois il n'y avait pas de tentative de la part des artistes de s'approprier de l'action ou des gestes d'un groupe sur le terrain pour le ramener au monde de l'art à leur seul profit. Aujourd’hui, si je devais refaire ce texte à la lumière de ce que Xavier vient d'exposer, je parlerais plutôt d'une extra-territorialité réciproque, en ce sens que Bureau d'Etudes s'implique dans un processus dont il n'est pas auteur – dont il est au mieux coauteur – sans chercher à le récupérer comme son œuvre ni même comme étant l'art. Lors de son intervention tout à l’heure, Xavier affirmait tantôt que l'action menée par Bureau d’études à la Documenta était “ intéressante ” et, tantôt qu’elle n'était “ pas très intéressante ”. On pourrait penser que sa syntaxe était quelque peu confuse, mais il me semble au contraire qu’elle cerne précisément toute l’ambiguïté “ déceptuelle ” d’un art qui se confine dans le champ qui lui est propre. Je conçois bien que leur intervention dans le cadre de la Documenta –restant en dehors de la manifestation officielle mais jouissant néanmoins de sa visibilité et de son indéniable notoriété – était effectivement à la fois intéressante et inintéressante, parce que s'agissant d'une intervention des artistes dans le domaine de l'art, elle était par définition soustraite à toute réciprocité possible. Or c'est justement la réciprocité dans l’échange qui est au cœur des préoccupations de Bureau d’Études. Et comme je l’ai dit, les échanges entre l’art et les mouvements sociaux (au sens large) s’avèrent souvent d’autant plus fructueux et stimulants que les deux mobilisent des compétences inverses : l’autonomie individuelle propre au monde de l’art stimule et fonctionne comme un correctif heuristique face à l’autonomie collective propre aux mouvements sociaux et réciproquement.

Voir l’art comme une activité “ extra-territoriale ” – en-dehors du territoire qui lui est propre – n’aurait pas été possible il y a trente ans. C’est une certaine réappropriation de l'histoire d'un art en vue des enjeux aussi bien intrinsèques qu’extrinsèques à l’art (la valorisation de la créativité dont j’ai parlé tout à l’heure) qui nous permet de voir comme de l’art des activités et des configurations symboliques qui ne sont pas artistiques au sens conventionnel du terme, ni même le fruit d’une intentionnalité artistique. Malheureusement, cette extra-territorialité ne sert souvent qu’à la récupération de la créativité non-artistique par le monde de l'art et plus généralement à ce qu’on doit bien appeler la “ colonisation du vécu ” par l’art. J'en veux pour preuve une installation que j’ai vu hier au Palais de Tokyo : à côté d'une œuvre vidéographique de Maria Marshall dont le travail se situe à mi-chemin entre la chorégraphie et la peinture, on voit une installation d’Ed Templeton, champion de skate aux États-Unis. Comme rien ne laisse supposer qu’il est artiste ou en réclame le statut, on peut s'étonner de trouver une installation signée par lui dans un site réservé à l'art. Or il paraît que, à côté de ses activités sportives, Templeton prend souvent des photographies de sa compagne nue. En soi, ce n'est pas très original, mais les commissaires d’exposition les ont apparemment jugées dignes d'intérêt, car ce qui est mis en évidence par l’installation est moins le skate – qui est peut-être en effet une forme de créativité expressive – mais les photos. Or celles-ci sont incontestablement ratées sur le plan esthétique, parce que formatées par une histoire de l'art, par un régime de visibilité, que Templeton ne maîtrise pas. Autrement dit, il n'est pas auteur de sa production. Mais au fond, ce qui est en cause, ici, ce ne sont pas les qualités esthétiques des photographies réalisées par ce skater, mais plutôt une logique d’extra-territorialité unilatérale pratiquée par l’institution, une logique d'appropriation dont le Palais de Tokyo se fait le porte-parole et le garant sur le plan symbolique.

Pour peu que je connaisse sa pratique, il me semble voir ce même mode non pas de production mais d’appropriation à l’œuvre chez Asier Perez Gonzalez, ce qui, entre autres exemples, me fait penser que cette extra-territorialité unilatérale est en passe de devenir le modus operandi dominant au sein de l'art contemporain institutionnel. La récupération est quelque chose qui a été largement pratiquée par les nouveaux-réalistes : ceux-ci récupéraient des affiches dans la rue pour les exposer dans des espaces réservés à l'art, alors qu'ils auraient pu les laisser en place dans la mesure où, en principe, il doit y avoir d’autres manières de focaliser le regard du spectateur, et de lui procurer une expérience esthétique qu’en recourant au White Cube. Aujourd'hui le mode de récupération en question ne concerne plus des objets – puisqu’il ne s'agit plus de se demander si on peut faire une œuvre d'art avec n'importe quoi, l’histoire de l’art ayant depuis longtemps résolu ce paradoxe, en montrant qu’on le peut. Aujourd'hui ce qui est récupéré c'est la créativité intellectuelle, la créativité diffuse des acteurs divers dans nos sociétés. Typiquement, dans le cadre des pratiques artistiques qu’on qualifie de “ relationnelles ”, les artistes quittent provisoirement le territoire de l’art, récupèrent comme matériau ce qu’il y a récupérer dans un processus d’interaction qu’ils initient avec d’autres personnes, puis ramènent le résultat dans le territoire de l’art, où il peut être capitalisé au profit des seuls artistes. Le résultat est une œuvre d’art dont ils sont les seuls signataires ; il n’y a strictement aucune réciprocité. Aussi, ils ne font que reproduire dans l’économie symbolique de l’art le processus que Marx a bien mis en évidence dans l’économie générale : c’est-à-dire que ceux qui détiennent le capital (à savoir ici le capital symbolique détenu par les artistes) exproprient la plus-value de ceux qui n’en détiennent pas. Il y a dans l’art aujourd’hui une prolifération d’exemples d’une telle extra-territorialité unilatérale. Et c’est précisément cela qu’on voit à l’œuvre dans la pratique d’Asier Perez Gonzalez, telle qu’il nous l’a exposée tout à l’heure.

Dans l’extra-territorialité réciproque on observe une sorte d'oscillation entre l'art où les artistes, sans pour autant abandonner leur spécificité et leur autonomie artistiques, ne cherchent pas à récupérer les énergies créatives des autres ; or, dans la version unilatérale de l’extra-territorialité, on voit plutôt la captation pure et simple de la créativité des autres, assortie à son intégration dans l’institution. Si les deux logiques partagent un même désir de se déployer et d’agir en dehors des territoires validés par l’art, elles sont antinomiques en termes de leur dynamique interne comme en termes du sens qu’elles produisent. Tandis que l’extra-territorialité réciproque peut être éventuellement subversive dans la mesure où elle favorise l’autonomisation des acteurs, l’extra-territorialité unilatérale est rigoureusement mimétique du fonctionnement du capitalisme post-fordiste. C'est pour cette raison que je ne suis nullement d'accord avec Asier Perez Gonzalez quand il affirme que les phrases qu’il nous a montrées tout à l’heure sont informées par des stratégies pré-industrielles. Bien trop d’artistes aujourd’hui se contentent de reprendre à leur compte des stratégies qui, à leur échelle, sont identiques à celles du capitalisme cognitif. Asier Perez Gonzalez est bien dans son rôle d’artiste consultant en avançant des formules à l'emporte-pièce du type : "Réinvente-toi quotidiennement" ou, "Change d'emploi chaque jour", qui sont parfaitement en phase avec une vision ultralibérale de la société, où la sécurité de l'emploi constitue une grande entrave à la liberté des entreprises et à l’hypermobilité individuelle nécessaire aux pratiques contemporaines d’accumulation du capital.


Stephen Wright est critique d’art. Rédacteur correspondant de la revue Parachute (Montréal), et membre du comité de rédaction de la revue Mouvements (Paris), il vit à Paris.

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La suite >>> Sylvie Amar, Co-fondatrice et directrice du Bureau des Compétences et Désirs, Marseille > consulter

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